Un indice de fragilité numérique



Sous le pilotage de la Région (Agence Hauts-de-France 2020-2040 et Mission Transition Numérique), de l’État (Direction régionale de l’économie, de l’emploi, du travail et des solidarités – DREETS) et de l’Observatoire Régional de la Santé et du Social (OR2S), une démarche partenariale innovante a été mise en place en octobre 2020 pour construire un indice territorial de fragilité numérique.
Une première version de cet indice a été réalisée fin 2021.

Quatre espaces ressortent particulièrement avec un cumul d’enjeux liés à la fragilité numérique : la Sambre-Avesnois-Thiérache, l’est de la Somme, le Montreuillois et les principales agglomérations du littoral comme Boulogne-sur-Mer et Calais. Les territoires périurbains autour d’Arras et de Lille ainsi qu’une grande partie de l’Oise (à l’exception de Creil) apparaissent par contre moins exposés aux différents moteurs de la fragilité numérique.
Les enjeux observés sur les territoires appellent à des politiques publiques différenciées, tournées vers des questions d’aménagements (infrastructures et lieux numériques, services publics,…) alors que pour d’autres, les enjeux de médiations ou d’accompagnement des publics en difficultés
apparaissent plus prégnants.

Notre société est bouleversée en profondeur par la crise de la covid-19 et les multiples mesures qui ont été prises pour endiguer la pandémie (confinements, couvre-feux, fermetures de certains commerces, etc.). Télétravail, école à distance, développement du « click and collect », réunions de travail ou consultations médicales en visio, de nombreux usages digitaux se sont développés ces derniers mois. Les modes de connexion se sont aussi fortement diversifiés, notamment avec le développement des usages nomades.

L’édition 2021 du baromètre du numérique réalisé par le Centre de Recherche pour l’Étude et l’Observation des Conditions de Vie (CREDOC) met en évidence une progression des usages quelle que soit la fréquence d’utilisation allant de +7 points en un an (smartphone) à +17 points (tablette). L’utilisation quotidienne de ces équipements progresse également, très fortement s’agissant de l’ordinateur (+19 points en un an), en partie portée par la diffusion du télétravail ou l’enseignement en ligne pendant la crise sanitaire.

Le besoin de communiquer s’est également traduit par l’usage massif des services de téléphonie depuis les réseaux fixes et mobiles mais également par l’utilisation des logiciels de communication : 79 % des détenteurs de smartphone ont fait usage des messageries instantanées et 67 % ont téléphoné via des applications. De nouveaux utilisateurs sont également arrivés : pour garder un lien avec l’extérieur pendant la crise sanitaire, les séniors ont plus fréquemment téléchargé ces applications, mais n’en ont pas fait une utilisation régulière.

La crise sanitaire a également intensifié l’achat de biens en ligne, et par conséquent la livraison de colis : 76 % de la population française âgée de douze ans et plus a déclaré avoir effectué au moins un achat de bien sur internet au cours des 12 derniers mois, contre 62 % en 2019.

Le développement des usages du numérique s’est donc considérablement intensifié alors qu’il connaissait déjà un essor important avant la crise sanitaire : en 2019, 7 personnes sur 10 en France se connectaient à internet quotidiennement ou presque, alors qu’elles étaient moins de la moitié en 2009.

Une étude de l’INSEE fin 2020 avait pour la première fois régionalisé quelques indicateurs relatifs aux usages du numérique dans les Hauts-de-France. En 2019, 84 % des habitants de la région âgés de 15 ans ou plus ont utilisé internet dans l’année. 70 % de la population se connecte à internet tous les jours ou presque, soit 3 400 000 habitants. À l’inverse, 16 % des habitants n’ont pas utilisé internet dans l’année. De plus, toujours selon cette étude, 13 % des habitants n’ont pas accès à internet depuis leur domicile, soit 600 000 personnes.

L’ILLECTRONISME, UN ENJEU DE POLITIQUES PUBLIQUES

Si la numérisation de nombreuses activités peut faciliter la vie quotidienne pour certains, elle peut la rendre beaucoup plus difficile pour d’autres. Une partie de la population peut avoir des difficultés à accéder à internet, pour des raisons de disponibilité du réseau ou pour des raisons de coûts d’acquisition d’équipements numériques, voire d’abonnements. Par ailleurs, le manque de compétences numériques peut aussi être un frein extrêmement important à l’utilisation des outils du numérique dans la vie de tous les jours.

Les personnes qui n’ont pas accédé à internet dans l’année ou qui sont en difficulté avec les usages du numérique sont en situation d’illectronisme.
Les usagers ayant une maîtrise faible ou étant en situation d’illectronisme peuvent avoir des usages d’internet moins diversifiés ou renoncer aux usages les plus complexes tels que les usages administratifs, les achats en ligne ou les consultations médicales à distance. Ils sont aussi plus exposés aux risques d’internet (virus, arnaques…).

L’illectronisme peut être défini comme l’état d’une personne qui ne maitrise pas les compétences nécessaires à l’utilisation et à la création des ressources numériques (Larousse 2020). C’est l’état d’une personne qui n’a pas les compétences de base ou qui rencontre des difficultés d’accès au matériel et qui ne peut donc pas vivre sa vie dans une société où toutes les procédures se dématérialisent.

La lutte contre ce phénomène est un véritable enjeu d’accès aux droits et d’insertion sociale. Étudier les caractéristiques des personnes exposées à l’illectronisme mais aussi les territoires à enjeux en termes d’aménagement peut aider à la mise en oeuvre de politiques publiques favorisant  l’appropriation du numérique par toutes et tous.

L’ILLECTRONISME PEUT ACCROÎTRE LA VULNÉRABILITÉ SOCIALE
Savoir utiliser les ressources numériques comme internet ou les logiciels de traitement de texte est devenu presque aussi indispensable que savoir lire, écrire et compter. Avoir accès à Internet ou savoir utiliser les outils numériques est devenu nécessaire notamment pour effectuer des démarches administratives, accéder aux services publics ou rechercher un emploi. Ne pas maîtriser ces outils peut donc largement accroître la vulnérabilité sociale de populations potentiellement déjà fragiles. La lutte contre l’illectronisme devient ainsi un enjeu de politique publique comparable à la lutte contre l’illettrisme. En raison des évolutions incessantes des supports et des logiciels, elle nécessite de réduire, tout au long de la vie, les inégalités matérielles dans les usages du numérique.

L’étude réalisée par l’INSEE en 2020 montre que dans les Hauts-de-France, 17 % de la population âgée de 15 ans ou plus est en situation d’illectronisme, soit 800 000 habitants. Parmi eux, plus de 9 personnes sur 10 n’ont pas utilisé internet dans l’année. Les autres utilisent internet mais n’ont les connaissances numériques de base dans aucun des 4 domaines de compétences définis par Eurostat, à savoir la recherche d’information, la communication, la résolution de problèmes et l’usage de logiciels.

Une personne sur trois n’est pas en situation d’illectronisme mais a une incapacité dans au moins un des quatre domaines, principalement dans l’usage de logiciels. 1 600 000 usagers ont ainsi une maîtrise faible du numérique. À l’inverse, un habitant sur quatre de la région a une maîtrise élevée dans les 4 domaines de compétences d’internet, soit 1 300 000 personnes.

Selon cette étude, les usages d’internet révèlent d’abord une fracture générationnelle importante. Dans les Hauts-de-France, 7 personnes en situation d’illectronisme sur 10 ont 60 ans ou plus, alors qu’elles représentent moins de 3 habitants sur 10 parmi les 15 ans ou plus.

Les personnes touchées par l’illectronisme sont aussi souvent peu ou pas diplômées. Ainsi, 34 % des pas ou peu diplômés sont concernés, contre  seulement 2 % des diplômés du supérieur. Parmi les moins de 60 ans, les pas ou peu diplômés sont plus souvent en situation d’illectronisme que les diplômés du supérieur (15 % des pas ou peu diplômés de moins de 60 ans contre 1 % des diplômés du supérieur).

LE CALCUL D’UN INDICE TERRITORIAL DE FRAGILITÉ NUMÉRIQUE EN HAUTS-DEFRANCE
Directement inspiré des travaux menés par l’INSEE, un groupe de travail de la Plateforme Sanitaire et Sociale (PF2S)1, piloté par la Région, l’État et l’OR2S ont engagé une réflexion autour de la construction d’un indice de fragilité numérique en Hauts-de-France.

Ce travail a différents objectifs :

  • ƒƒCalculer un indice composite, actualisable chaque année, permettant de suivre l’évolution des territoires au regard de leur exposition à la fragilité numérique ;
  • Obtenir une projection de la fragilité numérique sur les territoires, en complément d’études plus qualitatives (exemple : Emmaüs Connect, la Banque Postale…) ; l’indice de fragilité numérique vise à révéler la probabilité que sur un territoire donné, une partie significative de la population ciblée se trouve en situation d’exclusion numérique ;
  • ƒƒ Identifier et catégoriser les zones de fragilité numérique ; le croisement des données permet de construire une typologie des territoires, au regard de la fragilité numérique, pour analyser de manière systématique, les zones de fragilité numérique ;
  • Disposer d’un outil d’aide à la décision et au ciblage des publics ; les politiques en faveur de l’inclusion numérique s’ouvrent désormais à une diversité de publics : les individus, les professionnels, les associations des secteurs éducatifs ou culturels ou encore les structures publiques.

L’indice de fragilité numérique permet aux acteurs de l’inclusion de disposer d’un outil d’aide à la décision notamment pour mieux cibler ces publics dans un territoire donné, choisir l’implantation de sites ou lancer des dispositifs en phase de test.

L’indice territorial de fragilité numérique comprend 4 axes, synthétisant à la fois les enjeux relatifs à la population mais aussi ceux liés aux enjeux d’aménagement des territoires :

  • Accéder aux interfaces numériques : cet axe permet d’identifier les territoires mal couverts par les réseaux dans lesquels les populations en situation de précarité auraient des difficultés pour accéder aux équipements numériques ;
  • ƒƒ Accéder à l’information et aux services publics : cet axe permet d’identifier les territoires mal couverts par une offre de services publics en fonction de la taille de population des communes et des populations isolées ;
  •  Avoir des compétences administratives et être exposé aux exigences du numérique : cet axe permet de cibler les populations qui pourraient avoir des difficultés avec les démarches administratives tout en étant exposés à la réalisation de ces démarches (recherche d’emploi, bénéficiaire de minima sociaux,…) ;
  •  Avoir des compétences numériques : cet axe permet d’identifier les populations qui pourraient être en difficulté avec l’utilisation d’internet ou même des équipements numériques.

Chacun des 4 axes de l’analyse prend en compte différentes variables qui désignent des caractéristiques susceptibles d’expliquer la fragilité numérique. Ces variables ont été sélectionnées et retenues sur la base d’hypothèses issues en enquêtes citées précédemment ou à partir des propositions formulées lors des différentes réunions de travail menées avec les participants du groupe de travail de la plateforme sanitaire et sociale.

Une dimension « Accès aux interfacesnumériques » : des disparités territoriales importantes, notamment entre espaces ruraux et périurbains
Cet axe comprend les variables liées à la situation précaire des habitants et à la couverture numérique des territoires.

La couverture numérique (haut débit, très haut débit, mobile) des territoires désigne un objectif premier de l’aménagement numérique afin de permettre l’accès à Internet et aux technologies numériques partout en France. Internet permet un accès à l’information, aux soins, aux démarches administratives, aux services publics, aux modes de transports, etc.

L’indice reprend ici 2 indicateurs relatifs à la couverture internet du territoire :

  • ƒ Le taux de locaux raccordables à la fibre optique (FTTH) ;
  • ƒƒ La part des zones blanches (DATA+VOIX) dans la superficie du territoire ; cet indicateur, bien qu’imparfait, permet d’identifier des territoires à enjeux en matière d’accès à la 4G ; l’indicateur est construit à partir de l’étude « Drive Test » où plus de 50 000 km du réseau routier régional ont été parcourus et ont donné près de 250 000 points de mesure.

Concernant cette dimension, l’indicateur qui paraissait le plus pertinent était sans aucun doute le taux d’équipements informatiques des ménages ; cette donnée n’est malheureusement pas disponible à l’échelle territoriale. Les disparités territoriales en termes de taux d’équipements peuvent néanmoins être estimées grâce à des indicateurs liés au niveau des ménages (revenu disponible et taux de pauvreté monétaire. En effet, les revenus ont une forte influence sur le taux d’équipement en ordinateur 2: en 2019, parmi les 10 % des ménages les plus modestes, 68 % disposent d’un ordinateur et 75 % d’un accès à Internet, contre respectivement 95 % et 96 % des 10 % des ménages les plus aisés.

L’accès à Internet dépend également du niveau de vie : en 2019, 75 % des ménages les plus modestes sont équipés, contre 96 % des ménages les plus aisés, soit 1,3 fois moins. Ce rapport est quasi stable depuis 2014, alors qu’il a fortement diminué auparavant : en 2004, l’écart était nettement plus
important (16 % des ménages les plus modestes avaient accès à Internet, contre 49 % des plus aisés).

L’indice synthétisant ces 4 variables (part des locaux raccordables FTTH, part des zones blanches dans la superficie totale, revenu disponible des ménages et taux de pauvreté monétaire) met en évidence des disparités territoriales : le nord de l’Aisne, l’espace des 7 Vallées au Montreuillois, Montdidier, Péronne ou le Hainaut ont un indice de fragilité sur cette dimension beaucoup plus important que l’Oise (à l’exception de Creil) ou des territoires périurbains de Lille (Pévèle, Flandres-Lys) ou d’Amiens (Val de Somme) qui cumulent à la fois des revenus des habitants plus élevés et une très bonne couverture fibre optique ou 4G.

 

 

Une dimension « Accès à l’information et aux services publics » : deux grands espaces à enjeux d’aménagement et d’accès aux services ; l’Aisne et en particulier la Thiérache et le Montreuillois

Le 2ème axe intitulé « accès à l’information et aux services publics » correspond à une partie importante de l’indice sur sa dimension aménagement du territoire.
Les habitants peuvent se rendre dans des services publics pour se renseigner sur les démarches administratives ou encore se faire accompagner pour accomplir leurs démarches. Plus ils sont éloignés de ces services publics, plus ils peuvent se trouver dépendants des démarches à distance. Le calcul d’un temps d’accès moyen à l’ensemble des équipements de la gamme « services publics » définis par l’INSEE permet de mesurer les disparités territoriales d’accès à ces équipements (Police, gendarmerie, Cour d’appel, tribunal de grande instance, tribunal d’instance, conseil de prud’hommes, tribunal de commerce, réseau spécialisé Pôle emploi, DGFIP, DRFIP, DDFIP, réseau de proximité Pôle emploi, Réseau partenarial Pôle emploi, Maison de justice et du droit, Antenne de justice, Conseil départemental d’accès au droit, Maisons de service au public).

De même, l’offre relative aux structures d’inclusion numérique (données du SIILAB) permet d’avoir un aperçu de l’offre d’équipements, de médiations et d’accompagnement apportée aux habitants et mise à disposition par les structures privées et publiques. Pour calculer l’indicateur relatif à cette offre, nous estimons le temps d’accès moyen au lieu le plus proche d’acquisition de compétences numériques et le temps d’accès moyen au lieu avec accompagnement aux démarches le plus proche.

Enfin, ce « panier » d’équipement est complété par l’offre de soins présente sur les territoires ; la téléconsultation peut être présentée comme un outil sur les territoires en déficit d’offre médicale. Un indice est ici calculé en combinant le temps d’accès moyen au service d’urgence le plus proche, au médecin généraliste le plus proche et à la commune disposant d’au moins un médecin spécialiste libéral.

  • Cette offre globale d’équipements est complétée de 2 variables traduisant l’isolement ou les difficultés de mobilité des habitants ;
    la part dans la population des plus de 75 ans vivant seuls qui permet de traduire une partie de l’isolement qui est un très fort facteur de difficultés sociales et numériques
  • et la part des ménages sans voiture qui illustre les difficultés de se déplacer, notamment en milieu rural, et qui renforce la vulnérabilité dans les territoires très éloignés des services publics ou des lieux de médiation numérique.

 

L’indice relatif à l’accès à l’information et aux services publics met ainsi en évidence deux grands espaces à enjeux d’aménagement et d’accès aux services : l’Aisne, en particulier la Thiérache, ainsi que l’espace des 7 Vallées au Montreuillois. A contrario, l’indice composite est relativement beaucoup plus faible sur la métropole lilloise, l’agglomération amiénoise, le cœur du bassin minier ou le sud de l’Oise.

Une dimension « Compétences administratives et exposition aux exigences du numérique » : des territoires à enjeux qui correspondent largement à la géographie régionale des inégalités sociales

L’objectif de cet axe est de rendre compte de l’obligation de réaliser des démarches administratives en ligne. Les capacités des individus doivent être  rapportées à la plus ou moins grande obligation qu’ils ont de faire des démarches administratives en ligne, ce que l’on nomme les exigences  numériques (démarches en ligne que les individus sont tenus de réaliser étant donnée leur situation sociale).

La démarche collaborative menée pour construire l’indice de fragilité numérique a identifié trois publics particulièrement exposés :

Les jeunes ni en emploi ni en formation (le taux des Neets parmi les 15-29 ans) ; si de nombreux jeunes sont à l’aise avec les nouvelles technologies, nombre d’entre eux sont concernés par la recherche d’emploi et éprouvent des difficultés dans leurs recherches y compris pour accéder aux offres  d’emplois mises en ligne ;
ƒƒ Les demandeurs d’emploi (l’indicateur retenu est le taux de chômage des 15-64 ans) ; une partie des demandeurs d’emploi, souvent en situation de précarité,a très souvent des difficultés à accomplir les démarches en ligne, difficultés liées à la non-compréhension des démarches
administratives ;
ƒƒLes bénéficiaires de prestations sociales (les disparités territoriales sont ici estimées à partir de la part des prestations sociales dans le revenu  disponible des ménages) ; de plus en plus de démarches administratives sont dématérialisées et peuvent être plus difficiles d’accès.

Cet axe « compétences administratives et exposition aux exigences du numérique» aurait également pu inclure d’autres variables telles que la part des personnes en situation de handicap ou encore la part des personnes illettrées mais ces données ne sont pas disponibles à l’échelle locale.
Dans une version plus fine de l’indice territorial de fragilité numérique, cet axe pourrait rendre compte de la difficulté ou complexité propre à chaque démarche, selon son plus ou moins haut niveau d’exigence.